Roland Mancini, musicologue, professeur, auteur pour l'Encyclopædia Universalis‎

 

Roland Mancini

guillemet

Ce qu'on lui dit souvent à l'orée de sa carrière, mais que sa modestie naturelle réfutait avec le sourire…

De sang corse -la maison ancestrale est toujours là, à Canari où a lieu un grand concours international de chant-, il était né à Marseille le 10 février 1932, y fit ses études et devint comptable, mais sachant qu'il serait chanteur, depuis la manécanterie, où, alto (comme avant lui, Caruso et Gigli avec, comme eux, une mue tardive) il se produisit à neuf ans, à Chaillot avec les "Petits chanteurs à la croix de bois"- jusqu'à son engagement à l'Opéra de sa ville natale.

Non sans un parcours sinusoïdal, son premier professeur, impressionné par la largeur du médium de ce jeune homme trop mince, lui faisant travailler les barytons : ainsi, est-ce avec Valentin et Ourrias qu'il se présente à l'École d'application de l'Opéra de Marseille, où Pierre Mercadel le prend en mains et en moins de deux mois le fait débuter dans… Vincent, en février 1958 : rappelons seulement que Carlo Bergonzi chanta les barytons trois années durant pour, lui aussi, en deux mois, se métamorphoser en André Chénier !

 

Engagé en troupe par Michel Leduc - il y chantera même les ténors aigus, témoin ce Léopold de La Juive, présent ici- il apprend tout le répertoire cependant que, au gré de nombreuses permissions, il est déjà, dès 1958, Gérald à Toulouse avec Mady Mesplé, Des Grieux avec Paulette Chalanda et Robert Massard, Cavaradossi à Nice, Rodolphe à Arles et à nouveau Vincent avec Geori Boué, Le Duc de Mantoue à Liège, mais à Marseille Alfredo et Pylade, et bientôt, pour un spectacle d'essai à l'Opéra-Comique, le 6 avril 1960, un nouveau Vincent auprès de Jacqueline Brumaire, Robert Massard, Julien Giovannetti et Simone Couderc -impérissable souvenir ! Mais à Paris, on fait rarement confiance aux jeunes, et il ne rejoindra la RTLN qu'en 1964 non sans s'être fait remarquer des aficionados parisiens au festival d'Enghien (Tosca et Manon) dès 1963.

Un an plus tard, sur nos scènes nationales il est coup sur coup affiché dans Rigoletto (on y rétablit alors la grande aria "Parmi veder le lagrime" longtemps absente) et Traviata. Il brille dans Pinkerton, un de ses rôles favoris, où, toujours svelte, il était sous l'uniforme au authentique soldat de plomb, puis, avec Monique de Pondeau, Il patronne "La Bohème des jeunes" pour saluer en 1965 l'arrive de Michèle Herbé, Roger Soyer et José Van Dam.

Suivent naturellement Faust, et ici ou en province, Edgardo et Roméo, jusqu'à sa prise de rôle de Don Carlos très remarquée (auprès de Suzanne Sarroca et Robert Massard) cependant que l'étranger le réclame déjà, de Vienne à Rio -Des Grieux auprès d'Andrée Esposito- ou que la Province, plus avisée que la trop sage Capitale, ne lui demande de célébrer Stendhal chez lui avec La Chartreuse de Parme à Grenoble, ou Mefistofele à Toulouse (avec J. Brumaire et Jacques Mars), dans un répertoire sans cesse enrichi, depuis cet inoubliable Lucrèce Borgia à Marseille avec Montserrat Caballé et José Van Dam, passant de Manon Lescaut au Bal masqué, ajoutant, encore à Paris, Dick Johnson (La Fanciulla del West), Mylio, Hoffmann et Rinuccio cependant que l'arrivée discriminatoire de Rolf Liebermann le laissait encore plus libre pour endosser ailleurs les habits (russes) de Lensky, Hermann et Vladimir, ceux de Chénier, Julien, du Faust de Berlioz, de Calaf et Don José, rayonnant de Rome et Vienne à New York, Boston, Rio et Montevideo ;
égrenant près de 400 Des Grieux, plus souvent hors frontières que chez nous, son activité sur scène se doublant bientôt de responsabilités artistiques et du professorat, notamment à Bordeaux où il reprend Le Docteur Miracle de Bizet, son dernier rôle de théâtre, quittant peu à peu la scène pour le concert, contre-ut toujours en poupe au-delà de soixante ans.

Et pourtant, un aussi brillant palmarès lui a-t-il donné la notoriété qu'il méritait ? Absolument pas, ses vingt-et-un rôles et trois-cents spectacles à Paris ne représentant pas le tiers de ses activités. Mais, ignoré des multinationales du disque, supportant la désaffection des agences à son égard il faut y trouver d'autres raisons : ennemi d'un marketing déshonorant, trop discret et d'une droiture sans faille, ignorant le mot "compromission", d'un esprit libre, fût-il parfois autodestructeur (sa double appartenance au Verseau et au Scorpion l'y conduisant), il ne cacha jamais son opinion envers les potiches bien en place, claqua plus d'une fois la porte, réservant à ses publics et à ses amis cette voix rayonnante et intacte, son médium large mais toujours couronné d'un aigu cinglant et concentré, sans la moindre altération de son vibrato serré juvénile, lui permettant d'aborder, dans ses concerts, les rôles de Sigurd et Otello, conservant sa ligne et sa crinière noire bien au-delà de l'âge.

Pourquoi régalait-il ses élèves et amis, fût-ce dans mon fauteuil et non sur scène, de ses contre-ut, quand cette note avait depuis longtemps quitté les gosiers des (trois…) ténors célèbres, envahissant scène et studios, quand, dès la fin des années soixante-dix, Paris et la province accueillaient les plus douteux des ténors étrangers, assaisonnant notre répertoire d'un français des plus douteux ?

Business is business, et laissant les incapables à leurs remords, réécoutons cette voix homogène et pure, cette diction française rare, sans accent, en nous disant que si les agences avaient su ce que opéra signifie, il eut été le baryténor idéal de l'opera seria rossinien, exigeant cette tessiture extravagante du la grave à l'ut (imaginons le en partenariat avec un Michel Cadiou dans une préfiguration des duels-duos Merritt/Blake !), se présentant en fait comme non pas le rival de son ami Alain Vanzo, mais, meilleur comédien, son complément naturel; se mouvant avec aisance là où Vanzo buttait parfois (Don Carlos, Un Bal masqué, La Damnation…), il s'inclinait devant son Gérald, son Nadir, partageant avec lui les Puccini de jeunesse - y ajoutant La Fanciulla-, opposant à son idyllique Roméo de seize ans un héros plus mûr, lui laissant un diaphane rêve de Des Grieux pour triompher à Sant Sulpice...

Et puis, souvenons-nous ici de ce que furent alors les ténors de l'Opéra de Paris, des plus légers aux plus dramatiques, quand, outre Vanzo et Cadiou, et pour nous limiter aux grandes carrières, on y applaudissait aussi chaque soir dans une étonnante pléiade de ténors, un Botiaux -trop vite ruiné par des directeurs insouciants-, et même Poncet, les Lance, Finel -autre si belle diction française-, Chauvet, et de moins réputés. Puis aujourd'hui, revenant rasséréné et avec le sourire d'une grave opération au cœur, à Angers, le 4 mars 2013, notre Liccioni oublia de se réveiller…

Roland Mancini 2013

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